L’éthique, rien que l’éthique, horizon indépassable du magistrat.
Cela sonne bien, ça claque efficacement. Et puis « horizon indépassable du magistrat » c’est du bon. Pierre n’aimait rien tant qu’écrire un cours ou un discours. Penché sur son clavier il ronronnait du plaisir de tourner idéalement une phrase, d’employer une vieille expression et de rajouter une formule latine. Il ne négligeait pas non plus les citations, placer Cicéron ou Sénèque lors d’une mercuriale avait de quoi vous classer un homme.
Mais quand il avait fini d’écrire, d’enseigner comme autrefois à l’ENM, ou encore de peaufiner un réquisitoire avec un substitut, il s’emmerdait ferme le Pierre.
Diriger le parquet de Guéret, du Puy, puis s’occuper de celui de Bayonne et donc des affaires de terrorisme de l’ETA ne l’enthousiasmait plus.
Il avait envie de sortir le chien dans la rue pour dépasser son horizon, histoire de prendre un peu l’air à l’écart de sa femme et de ses deux ados. Ce faisant, il éprouvait un furieux besoin de shooter dans des poubelles et de gueuler à tue-tête : « tous, je vous emmerde tous ».
Quelquefois sa promenade dans Bayonne l’emmenait plus loin que dans les rues du quartier. Plus besoin de prendre le chien pour se perdre dans un sex-shop ou dire « bonjour à une prostipute » selon son expression. Il aurait bien voulu par dérision qu’un des gars qu’il était amené à juger le croise dans un endroit pareil. Sûr que pour la déontologie et la réputation du ministère public il faudrait repasser. Pourtant qui l’aurait reconnu ? Pierre sans son accoutrement de procureur ce n’était plus personne.
Mais qu’importe, le Mister Hyde en lui avait un côté plaisant, un goût d’aventure dans un quotidien en pantoufle.
Et puis c’était assez marrant de faire la leçon à un client de prostituée ou à un fauteur de trouble, surtout quand on peut s’imaginer à leur place. L’éthique bordel, ou encore l’éthique du savoir-vivre en bordel. Tiens justement le Conseil de l’Europe organise la cinquième conférence des procureurs généraux d’Europe en Allemagne, on va pouvoir illustrer cette éthique toute particulière, se dit Pierre.
Ni une ni deux, le voilà sur place, à Celle en Basse-Saxe après un vol Lufthansa lors duquel son principal sujet de réflexion était la plastique comparée des hôtesses des différentes compagnies aériennes ; si celles d’Air France n’étaient pas fraîches, les Teutonnes dans leurs petites tenues l’émoustillaient bien. L’œil égrillard et les babines pendantes il se serait bien permis un attentat à la pudeur dans la cabine de repos des hôtesses.
Vous prendrez bien un Roederer en ma compagnie chère amie ?
Un petit sourire innocent de l’hôtesse et une coupe de champagne qu’il boira seul. Il aurait dû être plus explicite sur ses intentions. Pas si grave après tout il se rattrapera sur place.
Le projet mûri rapidement et, enfoncé dans un des fauteuils de la luxueuse salle de conférence face à un discoureur chiant qui baragouine en allemand, Pierre enlève son oreillette pour détailler sa voisine. Solide germanique un peu sévère, début de cinquantaine, procureuse de je sais pas où. Cela pourrait faire l’affaire entre collègues, d’un geste malencontreusement opportun il la bouscule en se levant, prétextant un besoin pressant.
Entschuldigen Sie bitte, lâche-t-il alors qu’il avait répandu le contenu du sac de sa voisine au sol.
Au lieu de susciter un sourire propice à une invitation, la procureuse le laisse ramasser en le regardant d’un air agacé.
Pour le rapprochement c’est rappé se dit Pierre.
Il replace le rouge à lèvres, les tampons et préservatifs dans le sac de la dame tout en faisant glisser imperceptiblement la carte bancaire du porte-carte vers sa manche.
Puis se dirige vers la sortie et prend un taxi direction centre-ville.
Toi connaître pute dans la ville hein dit ? S’adresse-t-il au chauffeur.
Ach ja möglich, je connais un super bordel tu vas voir, je t’emmène.
Ok sehr nett, je vous invite aussi si vous voulez.
Nein, nein danke, je dois travailler et ma femme n’apprécierait pas.
Pierre se dit que Madame Hontang non plus n’apprécierait pas et que cela porte atteinte à une certaine éthique familiale. Mais il ne se voyait pas faire une conférence sur ce sujet dans un taxi avec un chauffeur à la limite du proxénétisme selon le droit français.
Il paya en liquide et laissa son entremetteur devant une boite aux néons criards du nom de « Die geile Hexe ».
Il ne comprenait pas exactement le nom du lupanar mais la terminaison en « exe » ne lui déplut pas. À l’intérieur l’ambiance était plus feutrée, ce n’était pas une boîte de nuit avec des coins intimes, mais une grande pièce pleine de rideaux aux couleurs criardes avec une moquette épaisse de 3 centimètres qui sentait encore le shampooing. Les filles attendaient le client et certaines redescendaient accompagnées des chambres à l’étage.
L’accueil était organisé par un gorille plus cordial que son apparence ne le laissait paraître.
Französe, français ? Nous avons des filles pour vous, qu’est-ce que vous aimez ?
Heuuuu …
Regardez, jolies bosniaques Samira et Leila, elles plaisent pour vous ?
Bof, Samira n’était pas trop mal mais ne respirait pas la franche gaieté. Pas étonnant d’ailleurs, ces femmes venues d’un pays ravagé par la guerre et la pauvreté auraient eu un meilleur destin si elles avaient eu la chance de naître ailleurs. Pierre n’avait pas envie de tirer parti de leur malheur, en plus Leila était tout en dents et sans grâce, elle lui rappelait en plus jeune une avocate qu’il ne supportait pas pour ses plaidoiries tout en piaillements outranciers.
Son regard se porta alors sur une fille qui venait de descendre. Elle avait du style, genre executive woman sans la moindre vulgarité apparente, on n’aurait pas cru une pute se dit Pierre, plutôt une escort-girl initiée à la cérémonie du thé.
Elle, c’est elle que je veux !
Attendez, attendez, vous n’avez pas tout vu. Le gorille lui présente alors les péripatéticiennes avec leurs spécialités et leur prénom. Pierre n’écoute déjà plus et semble avoir saisi le prénom de sa préférée.
Lupa, je veux Lupa.
Le gorille lui précise les tarifs, 300 euros mastercard de préférence et on paie d’avance.
Machinalement Mister Hyde tend la carte de sa consoeur et se voit indiquer la chambre 3.
À peine assis sur le bord du lit en slip-t-shirt après une douche rapide, la porte s’ouvre sur une vision qui s’avérerait être un remède radical au priapisme. Une petite bonne femme ou peut-être un travesti d’un peu plus d’un mètre cinquante se dirige vers lui. Les cheveux courts luisants, la poitrine plate, un rictus niais dans un visage aux rides prononcées, l’être asexué lui dit en français avec une voix doucereuse et un accent alémanique : « vous m’avez choisie, je suis Luna la pute. »
Le visage décomposé et le reste aussi Pierre corrigea immédiatement, ah non, non, non, non, non, non, non, non, moi j’ai choisi Lupa pas Luna !
Un silence pesant se fit, le magistrat du siège attrapait un pantalon pour l’enfiler. Luna rompa ou plutôt rompit le silence, on ne savait plus trop bien où on en était dans l’irréalisme de cette scène. Elle rompit donc le silence pour se mettre à gueuler, salaud, Arschloch tu vas en avoir pour tes 300 euros. Pierre était prêt à lui en donner davantage pour qu’elle quitte la chambre, mais elle lui proposa alors sa spécialité : le sexe sous hypnose. Cela ne pouvait certainement marcher que comme cela avec lui – ou elle – il ne savait pas trop.
L’hypnose d’accord, mais le sexe, à moins que l’on ne sente rien, lui réponda, enfin répondit-il, soudainement mal-luna ou luné. Il pensait plutôt au tour de magie : « je te fais rien et je disparais ».
Le temps de la réflexion de « Luna la pute », lui fut propice à une évasion.
À peine rhabillé, il s’échappa de la chambre 3 et hurla dans la salle commune qu’il voulait Lupa ou qu’on le rembourse.
Le gorille devin, devint même moins aimable et argua-arguit que le client avait bien demandé Luna die Hexe et non Lupa, qu’avec ses tours il en avait eu pour son argent.
Puis il se fit menaçant et suggéra au magistrat en civil de prendre la porte bien gentiment, ce qu’il fit et dépité reprit le premier avion pour la France.
L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais il n’en fut rien.
La procureuse allemande réalisa que sa carte avait disparu et porta plainte pour vol. Quant à « Die geile Hexe », l’établissement s’étonna d’avoir dans sa clientèle une haute magistrat teutonne. Pierre eut donc des ennuis, de gros ennuis, une information judiciaire fut ouverte par le parquet de Strasbourg et le garde des Sceaux demanda une suspension temporaire de fonction de 6 mois avant une révocation définitive.
La petite sortie ou plutôt l’arnaque du bordel allait faire les gros titres. Le Parisien s’était déjà emparé de l’affaire et des collègues pas tendres, les pires étant ceux qui lorgnaient sur son poste, ressortaient avec des mines de garnement un extrait d’une de ses interventions au sujet du code de déontologie qu’il avait écrit :
«Les principes directeurs de ce code ne concerneront pas les seuls comportements professionnels tant les conduites observées dans la vie privée ont une incidence sur l’image du ministère public.»
Les implications d’une telle déclaration dans le cas de Pierre porteraient atteinte à la dignité de la fonction, alors chuuuuuuuuuuuuuut.